Souviens-moi l'été dernier

Le thème plébiscité de cette dernière session Eklabugs de l'année pourrait très bien servir de  prétexte à une rétrospective des douze derniers mois tant il s'y prête. Mais vous me connaissez, j'aime bien sortir des sentiers battus — d'une part parce que j'ai l'âme aventurière mais aussi parce que j'ai horreur de la violence. Paradoxe donc : qui aime se faire torturer les neurones me suive !

Des souvenirs et des hommes

Les souvenirs d'un homme constituent sa propre bibliothèque.

Aldous Huxley

Du latin subvenire (« se présenter, venir au secours ») par extension : « se présenter à la mémoire », les souvenirs sont l'ensemble des choses que l'on conserve physiquement ou que l'on garde en mémoire et qui nous rappellent une situation passée positive ou négative à leur simple vue ou évocation. Un souvenir est donc un élément de la mémoire.

Selon Descartes, le souvenir des choses matérielles serait la conservation de certaines traces de mouvements provoqués dans le cerveau. Pareillement, l'imagination ne s'expliquerait que par des mouvements corporels joints à une certaine activité de l'âme. Ainsi seule la pensée serait active puisqu'elle n'aurait pas besoin de mouvements matériels et serait donc possible sans la perception et sans l'imagination.

Pour les neuroscientifiques, un souvenir se construit en trois étapes :

  1. L'encodage de l'information transmise par le biais des sens jusqu'aux zones du cerveau concernées où elle sont traitées séparément, à savoir mémorisée (cortex périrhinal) et contextualisées (cortex parahippocampique). C'est l'hippocampe qui fera ensuite le lien en les deux types d'élément pour former un seul souvenir.
  2. La consolidation par le renforcement des connexions entre l'hippocampe et les deux zones du cerveau où a été stocké le souvenir (ce qui explique pourquoi on retient mieux par la répétition et pourquoi certains souvenirs s'effacent).
  3. La remémoration où le souvenir est ravivé par la mise en présence des sens par l'objet du souvenir où l'information va activer le cortex périrhinal qui va alors se connecter à l'hippocampe qui va réactiver le souvenir au niveau du cortex parahippocampique relié au contexte.

On comprend ainsi pourquoi on peut avoir des souvenirs « déconnectés », c'est-à-dire des souvenirs que l'on n'arrive pas à situer parce que la connexion avec le cortex parahippocampique a été perdue (ou corrompue). On comprend aussi comment il peut être possible ainsi d'interférer avec ces connexions et zones de stockage (néocortex) pour créer de faux souvenirs ou en effacer des vrais. Comme l'explique Julia Shaws, psychologue canadienne, « la mémoire est associative et les associations peuvent facilement être brisées et recombinées ».

Un thème souvent abordé par la science-fiction comme dans Souvenirs à vendre de Philip K. Dick (adapté au cinéma sous le titre Total Recall) où l'auteur soulève certains questionnements quant au rôle des souvenirs : peut-on leur faire confiance ? Comment nous définissent-ils ?

Un souvenir ça trompe énormément

Les souvenirs sont souvent aussi trompeurs que ceux et celles qui les nourrissent.

Robert Blondin

En fait, qu'ils soient authentiques ou non, les souvenirs ne sont pas fiables, n'en déplaise à certains, persuadées d'avoir une mémoire infaillible. Et ce pour plusieurs raisons.

La première est que pour qu'un souvenir soit consistant, il faut qu'il soit consulté assez souvent ou lié à suffisamment de repères pour qu'il y ait des points d'entrée forts permettant de le trouver — le problème n'étant pas la mémoire en elle-même mais la restitution des éléments qui la constituent. Ceci est dû à la plasticité du cerveau qui à l'instar d'un muscle change de taille et de forme selon qu'il est souvent sollicité ou non. Ainsi chaque expérience qui y est enregistrée en tant que souvenir modifie sa configuration et plus elle est répétée, plus les chemins synaptiques sont renforcés par le biais de la myélinisation des axones (la myéline est la gaine qui protège les cellules nerveuses et améliore leur conductivité). Des lésions, la maladie, le vieillissement ou certaines substances chimiques peuvent aussi altérer physiquement cette conductivité et la restitution des souvenirs.

La seconde raison est liée au fait que nous gardons en mémoire certains schémas visant notamment à faciliter l'encodage des souvenirs. Ainsi, nous n'enregistrons que certains détails, le reste étant complété à la restitution par le cerveau qui a recours à ces schémas associatifs totalement inconscients. On pourrait faire un parallèle avec l'informatique et certains formats multimédias compressés bien connus avec perte de qualité et de détails comme le MP3 (audio), le MP4 (vidéo) ou le JPEG (image). En réalité, en nous remémorant un souvenir nous enregistrons en même temps le souvenir de cette expérience de remémoration. Il en résulte qu'à chaque remémoration dudit souvenir, c'est l'expérience de remémoration et non le souvenir originel que nous récupérons. De fait, à chaque fois que nous nous remémorons un souvenir, il est un peu plus déformé jusqu'à parfois devenir complètement faux.

Mais il y a également beaucoup d'autres facteurs dans nos esprits riches et fertiles qui déforment nos souvenirs comme les polarisations sur ce qui capte notre attention et nos imperfections perceptives. Une particularité qui explique à la fois pourquoi beaucoup de faux souvenirs sont enracinés dans l'enfance et pourquoi ces derniers façonnent notre perception de nous-mêmes.

N'avez-vous jamais été choqués en confrontant un souvenir d'avant vos cinq ans avec la réalité d'aujourd'hui, comme des lieux qui vous paraissaient immenses qui ne le sont pas tant que ça ? Parce que l'être humain perçoit généralement les choses à son échelle et à mesure que l'enfant grandit, cette échelle change mais si le souvenir reste enfoui et n'est pas réactualisé régulièrement, l'ajustement n'est pas fait et le contraste est d'autant plus saisissant entre l'enregistrement mémoire et la réalité. Il y a également la confrontation de souvenirs communs que chacun a enregistré différemment parce que la mémoire est forcément subjective.

Selon Donna J. Bridge, chercheuse en neurosciences cognitives à la faculté de Northwestern de Chicago, « un souvenir n’est pas simplement une image produite par un voyage dans le temps jusqu’à l’événement original – il peut s’agir d’une image quelque peu déformée en raison des périodes antérieures dont vous vous souvenez. Votre mémoire d’un événement peut devenir moins précise au point d’être totalement fausse à chaque fois que vous la consultez ».

Les yeux grands fermés

Tant que le cœur conserve des souvenirs, l'esprit garde des illusions.

Chateaubriand

Les rêves constituent également des souvenirs parfois indissociables de ceux de la vie éveillée. N'avez-vous jamais vécu cet état de confusion momentanée de vous demander au réveil si un souvenir particulièrement chargé émotionnellement faisait partie de votre réalité éveillée ou onirique ? Vous noterez que je n'oppose pas songes à réalité car pour moi, ce sont deux états de conscience différents relevant de la pluridimensionnalité de l'être et qu'il serait à fois bien présomptueux et fallacieux de vouloir faire de l'un une réalité plutôt que l'autre. Sachant que ces deux « réalités » se nourrissent l'une de l'autre, cette confusion semble inévitable parfois, un peu comme si nous prenions fugacement conscience de notre existence en deux « endroits » à la fois.

À l'issue d'une étude, des chercheurs de la faculté de médecine de Harvard ont découvert que les rêves serviraient à faire le tri dans nos souvenirs de la veille en les évaluant avant de les consolider ou de les « stabiliser dans le néo-cortex et d'essayer d'établir des liens entre ces souvenirs pour les articuler de manière logique ». Le fait que certains rêves nous interpellent serait dû aux tentatives de notre hippocampe d'établir des liens entre des souvenirs récents et d'autres plus anciens. 

Des expériences avec des sujets amnésiques souffrant de dommages au niveau de cette zone clé de la mémoire qu'est l'hippocampe (suite à un AVC ou un traumatisme crânien) ont démontré que ces derniers faisaient bien des rêves en relation avec leurs activités de la veille mais qu'ils étaient incapables de s'en souvenir consciemment. Les chercheurs en ont conclu que les rêves ne s'organisaient pas autour de la connaissance réelle d'événements récents comme on le supposait et que contrairement à l'hippocampe, le néo-cortex jouait un rôle important dans la production de songes semblant s'articuler autour d'impressions, d'événements anciens et d'apprentissages de longue date.

Par ailleurs, d'autres études ont montré que les rêves servaient en quelque sorte à édulcorer les souvenirs afin d'en réduire l'impact émotionnel sur notre psyché. « Durant la phase de sommeil paradoxal, les souvenirs sont réactivés, mis en perspective, connectés et intégrés, mais afin que les substances neurochimiques du stress soient supprimées de manière bénéfique » explique le directeur de cette recherche. La phase de sommeil rapide durant laquelle se produisent les rêves serait basée sur une composition neurochimique unique qui nous fournirait une sorte de thérapie nocturne comparable à un baume apaisant pour notre psychisme.

Pareillement, les fameux « flashback » qui nous font revivre certaines expériences à forte charge émotionnelle seraient dus à ce que les émotions attachées à ces souvenirs n'auraient pas été correctement effacées de la mémoire durant le sommeil.

L'éclat éternel de l'esprit immaculé

Invisible pour tous,
Ton esprit devient un mur,
Toute ton histoire effacée d'un coup.

"MK Ultra", Muse (2009)

En matière de souvenirs, il a été démontré que l'esprit ne faisait pas la distinction entre le vrai et le faux, à savoir entre les expériences vécues et celles imaginées ou encore implantées par conditionnement mental. Sans entrer dans les détails ni revenir sur ce qui a déjà été dit dans des publications antérieures, nous retiendrons qu'outre l'aspect dangereux et ultra-négatif de la programmabilité de notre mémoire, l'aspect positif (dualité oblige) est qu'il est possible d'en tirer partie pour se défaire des mauvais conditionnements qui nous desservent afin de nous reprogrammer dans le bon sens par l'auto-hypnose et de récréer ainsi notre réalité au lieu de subir celle qu'on nous impose.  Une réalité qui n'a de réel que le fait d'y croire, ce qui renforce les connexions neurologiques activant cette croyance nourrie des souvenirs de l'inconscient collectif et qui se transmettraient génétiquement (mémoire cellulaire).

Que le sort de l'irréprochable vestale est heureux !
Le monde oubliant, par le monde oublié ;
Éclat éternel de l'esprit immaculé !
Chaque prière exaucée, et chaque souhait décliné.

Alexander Pope, Épître d'Éloïse à Abéliard

Nous voici maintenant arrivés au terme de ce long survol de ce que les anglophones appellent la Voie des souvenirs (Memoria Lane) qui j'espère vous aura laissé quelques séquelles agréables ou du moins utiles. Merci de m'en faire part dans vos commentaires. Je vous invite également à aller explorer les retours de mémoire des autres participants au projet dont vous trouverez la liste ci-dessous.

Sources

Projet EklaBugs #41

© La Pensine Mutine. Tous droits réservés. Reproduction interdite.

Partager :

Aucun commentaire:

À l'affiche

La panthère du lac

À l'approche d'Halloween, je comptais publier un article d'Alanna Ketler sur la symbolique véritable du chat noir que je m'...

Derniers articles

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *