On a dit que le génie n'est qu'une longue patience.
Une étude en rouge, Arthur Conan Doyle (1887)
De retour du pays de l'oncle Charley, je vous propose une petite escale par mon ancien pays d'adoption — plus précisément à Londres, au 221B Baker Street, demeure du plus célèbre détective de fiction de tous les temps. Celui-là même qui, à l'instar du 9 de carreau, nous invite, ce mois-ci, à la patience et à la persévérance face aux obstacles et aux défis. C'est aussi la fin d'un cycle (représenté par un cercueil dans l'oracle Lenormand) et la préparation d'un nouveau départ.
L'œil du privé et la justice aveugle
On croit souvent que Sherlock Holmes, personnage légendaire créé par Sir Arthur Conan Doyle en 1887, est l’original, le pionnier. Mais en réalité, le premier détective littéraire, c’est Auguste Dupin — né sous la plume d'Edgar Allan Poe en 1841 (dans Le Double assassinat de la rue Morgue). Un an plus tard, Eugène Sue publie Les Mystères de Paris, où l’enquête se mêle à la fresque sociale, et où le limier arpente les ruelles crasseuses pour rétablir la justice.
Deux archétypes d’enquêteurs aux antipodes l’un de l’autre : Poe inaugure le détective cérébral, enquêteur de salon, pur esprit logique, tandis que Sue incarne l’enquêteur « de terrain », immergé dans le tissu social et les bas-fonds, au service d’une cause humanitaire ou morale. L’un scrute les indices à la lumière de l’esprit, l’autre plonge dans la boue des hommes.
Le personnage de Poe inspirera l'inspecteur Lecoq (dans L'Affaire Lerouge) d'Émile Gaboriau, le « père du roman policier », lequel influencera, à son tour, Conan Doyle pour la création de Sherlock Holmes.
Mais si ces détectives de littérature ont su fasciner des générations de lecteurs, c'est avant tout parce qu'ils empruntent à leurs homologues de chair et d'os qui, dans la vie « réelle », ont permis de résoudre quelques-uns des plus grands crimes de l'histoire de l'humanité.
Parmi eux, on retiendra le nom d'Eugène François Vidocq, souvent considéré comme le premier détective privé de l'histoire (1833), puis ceux d’Allan Pinkerton, fondateur de la toute première agence de détectives privés outre-Atlantique (1850), et de William John Burns, surnommé le « Sherlock Holmes américain ».
Entre chien et loup

Mais qu’en est-il lorsque le détective croise la route de son contraire absolu ? Lorsque le limier du système au flair infaillible, asservi à sa logique implacable, rencontre le loup insaisissable au masque toujours changeant, n'écoutant que son instinct, se jouant des lois pour mieux les détourner ? C’est là qu’entre en scène Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc, dont la plume a parfois défié celle de Conan Doyle — jusqu’à réinventer Holmes sous le nom de Herlock Sholmes (pour raisons légales) dans un duel littéraire mémorable.
Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemis déclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit : « Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C'est autant de fois de trop, et j'en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. »
La Dame blonde, Maurice Leblanc (1908)
Leur affrontement s'étale sur plusieurs années : quatre ans après leur première rencontre, Lupin provoque le détective britannique par voie de presse et cambriole un hôtel en dépit de la présence de ce dernier, qui parvient néanmoins à récupérer les objets volés. Leur face-à-face montre l'incompatibilité des méthodes des deux adversaires : face à la déduction et à l'implacable logique de Sholmes/Holmes, Lupin se repose entièrement sur son intuition et son sens de l'improvisation. Par sa désinvolture face aux faits, il se joue de son analyse méticuleuse et immobile.
Le nez du chien policier, bien que long et efficace, ne pointe que dans une seule direction à la fois.
Les Aventures de Sherlock Holmes
Ainsi, dans les textes de Leblanc, le détective anglais est toujours battu à la fin, non pas par violence, mais par imagination, panache, retournement élégant. Lupin symbolise l’intelligence vive, l’adaptabilité, le contre-pouvoir rusé face à l’ordre figé.
Un gentleman n'est qu'un loup patient.
Henriette Tiarks
Il incarne la ruse libre, le fameux « pas de côté » de celui qui déplace ses pions sur le plateau de jeu, tandis que Holmes se contente de nourrir la boucle sans jamais dévier du droit chemin.
Murder Party
Et puisqu'il est question de flair et d’intuition, quoi de plus naturel que de passer des duels littéraires à un autre terrain de jeu ? Car le crime, qu’il soit romanesque ou ludique, obéit toujours aux mêmes règles : un coupable, un mobile, une méthode. Restait à en faire un divertissement mondial.
Ainsi près d'un demi-siècle plus tard, en 1949, naissait le légendaire Cluedo, qui doit son nom à un jeu de mots sur clue (« indice » en anglais) et ludo (« je joue » en latin). Dans le célèbre jeu de société britannique, qui a donné lieu à divers types d'adaptations (jeux télévisés, jeux vidéo, films, mini-séries, livres, romans policiers, escape games, etc.), le but est de découvrir l'auteur d'un meurtre dans un manoir anglais et de déterminer dans quelle pièce et avec quelle arme ce crime a été commis.
Seulement vous voyez, et vous n'observez pas.
Un scandale en Bohème, Arthur Conan Doyle (1891)
Aujourd'hui, dans une société de plus en plus orwellienne, rien de surprenant donc si le thème de l'enquêteur infaillible est omniprésent. C'est parce que la matrice a besoin de nourrir la boucle des récits classiques du bien et du mal. Ce n'est pas une question de morale mais de survie pour le système. Et chaque fois que la polarité s'inverse, on parle de rédemption ou de corruption.
Peu importe dans quel « camp » on se trouve, d'ailleurs, pourvu qu'on ne sorte pas de l'engrenage. En effet, qu'adviendrait-il si au lieu d'actionner la roue, les cobayes décidaient de faire un pas de côté pour l'observer ?
À votre avis, que risqueraient-ils de découvrir ?
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