Le prix du bonheur

Il y a des figures, comme ça, qui nous inspirent profondément — des artistes, des philosophes, des combattants du quotidien — qui nous donnent à croire qu’on peut traverser l’épreuve sans renoncer à l’élan. Qu’on peut être malade et lumineux. Usé mais debout.

Et quand ils partent prématurément, on parle de « courage jusqu’au bout », de « force de vie » et d’un amour si grand qu’il finit par devenir transpersonnel.

Mais à force d’être poli, ce chagrin devient une transaction énergétique. On pleure en souriant. On remercie la douleur. On dit que c’est « le prix du bonheur ». Comme si c’était normal. Comme si ce bonheur irradié durant des décennies ne pouvait exister qu’au prix d’un sacrifice inévitable.

Et jamais personne ne demande : « Mais qui encaisse le paiement ? »

On croit souvent que le bonheur, c’est gratuit. Ou que c’est un dû. Ou qu’il se mérite à force d’effort, de patience, de gratitude. Mais dans la réalité matricielle, tout bonheur est fluctuant, éphémère. Et surtout, il a un prix. Et souvent, ce prix est payé après. Très cher payé. En chagrin. En manque. En regrets. En consentement.

C'est l'histoire d'un artiste que j'ai suivi dans ma jeunesse et que je ne nommerai point. Par respect mais aussi parce que l'important n'est pas QUI mais QUOI. En outre, je ne voudrais pas que ma démarche soit mal interprétée, voire interprétée tout court. Il n'y a rien à interpréter. Juste un constat brut. Le reste, l'interprétation, est une affaire de filtre personnel qui n'appartient qu'à celui qui perçoit au travers.

Cet artiste était d'une gentillesse et d'une considération très rares dans le showbiz. Il vivait un amour de conte de fée avec son épouse. Le genre de coup de foudre qu'on n'imagine possible que dans les romans ou les films à l'eau de rose. Surtout pas dans un milieu comme le sien. 

Et ils vécurent très heureux et eurent deux enfants…

Pendant des décennies, il a combattu la maladie en restant lumineux, digne. L'espoir, la conviction jusqu'au bout. Un homme debout qui se croyait invincible. Le remède miracle de Big Pharma n'a pas fonctionné. Et ce fut le choc pour beaucoup. Une récolte de loosh maximale pour la Matrice, car quand les justes sont victimes d'injustices, cela vient chambouler les faux sentiments de sécurité que nous procurent nos croyances pour gérer l'ingérable.

S'ensuivit alors un raz-de-marée d'amour inconditionnel, de gratitude et de clichés-pansements : « Il est encore là avec nous… Il nous envoie un signe… Il n’est pas vraiment parti. »

Mais le pire fut de lire les déclarations de sa veuve (une femme vraiment admirable) expliquant qu'elle avait toujours eu le sentiment que c'était le prix qu'elle était prête à payer pour le genre d'amour qu'ils partageaient. « Il me manque vraiment énormément, dit-elle, mais c'est normal, car le chagrin est le prix à payer pour l'amour. »

Le chagrin est le prix à payer pour l'amour !

Une phrase qu’on pourrait broder sur un oreiller, ou inscrire au bas d’une urne. Mais ce que cette phrase ne dit pas, c’est qui fixe le prix. Et à qui profite la transaction.

Et puis il y a les contes. Ceux qu’on entend petits. Ceux qui dessinent une promesse douce : « Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

C’est joli. C’est rassurant. Mais ce qu’on ne voit pas, c’est que ce genre de cliché embarque une attente programmée. Une quête toute tracée, avec un cadre. Et, en filigrane, un contrat tacite. Sans jamais interroger la validité du scénario. Parce que tout le monde l’a entendu. Parce que ça fait partie de l’histoire.

Et avant même que cette histoire ne commence vraiment, il y a déjà cet autre cliché qui annonce la couleur (mais qui interpelle peu ou pas du tout car c'est le propre des clichés) : « Jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

D'emblée, la fin est annoncée. La séparation programmée comme aboutissement. Et le jour où ça arrive, on dit : « C’est normal. C’était écrit. » 

Certes, on a tous une fin programmée. Mais ce qu’on ne dit toujours pas, c’est qu’entre la promesse et la fin, quelqu’un —  quelqu’un, ou quelque chose — récolte. Pas une personne, pas un dieu, pas un système. Mais une structure. Une matrice. Qui vit du loosh généré par ces histoires qu’on nous invite à vivre et à pleurer en disant : « Merci, ça pourrait être pire ».

Et si ça pouvait être mieux — beaucoup mieux ? Serait-ce une hérésie ? Mais pour qui ? Et pour quoi ?

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