Parler plusieurs langues

Dans un monde ne conversant qu'en anglais, nous ne parlerons que de choses banales : c'est pourquoi je veux que mes enfants soient bilingues.

Ménage à trois linguistique

Lorsque j'étais enfant, aux fins fonds de la campagne française du sud de la vallée de la Loire, ma plus grande crainte était que ma mère anglaise s'adresse à moi dans sa langue maternelle et le fasse haut et fort. Je pouvais encore lui pardonner ses chapeaux de paille tout flétris et ses robes transparentes — alors que la phalange des autres mères à la sortie de l'école portaient des blouses lavables tachées de boue, de vin ou de jus de tomate selon la saison — mais je faisais la grimace quand elle utilisait l'anglais à l'extérieur. Sur le chemin du retour, longeant les sentiers viticoles, même hors de portée d'oreille de mes camarades, j'avais l'impression d'entendre son anglais cristallin ricocher sur les cailloux.

L'équilibre linguistique de mon enfance reposait sur un partitionnement artificiel important. L'anglais était la langue que nous parlions entre quatre murs à la maison. Le français, c'était pour l'école et, en général, tout ce qui se passait en dehors de la famille — sauf que je l'utilisais aussi dans mes conversations avec chacun de mes frères. Et puis il y avait l'italien — la langue qui me rattachait à mon père, réservée à mes séjours réguliers en Italie et aux élans enflammés des chants d'amour napolitains écoutés à plein volume dans la voiture.

C'est mon besoin de rester caché quelque soit le contexte que l'on retrouve à la base de ces démarcations linguistiques. Lors de mes séjours en Angleterre pour rendre visite à ma famille du côté maternel, je mettais mon français en veilleuse ; en Italie, je m'en tenais aux sujets que je maitrisais bien de peur de laisser échapper une voyelle anglaise ou française qui trahirait mon hybridité frauduleuse. L'intégrité de mon identité reposait sur un masque à triple facette.

En devenant père à mon tour, je présumais que parler français dès la naissance à mes enfants nés à Londres les rendrait naturellement bilingues. Ce ne fut pas le cas. Pas plus que configurer en douce tous nos DVD en version française ou leur lire mes vieux exemplaires d'Astérix ou de Tintin le soir au coucher. Je m'étais toujours tendrement imaginé converser en français avec eux. Et dans mes fantasmes, grâce à l'aide de mes cousins, l'italien allait également venir se greffer organiquement à leur français et leur anglais, répliquant ainsi le ménage à trois linguistique de mon éducation.

La nécessité d'une interaction naturelle

L'introduction du français dans l'équation familiale ne fait indubitablement que compliquer la donne en perturbant les repas, occasionnant souvent un déséquilibre dans les conversations où mon français doit se confronter seul à leur anglais à tous. Il en résulte que les enfants se sentent jugés et testés. En dépit de leur compréhension grandissante de la langue, ils chercheront toujours la moindre excuse sur le chemin de l'école pour marcher en retrait derrière moi au cas où l'on m'entendrait. Et ils se bouchent les oreilles dès que je passe le CD du Petit Nicolas sur l'autoradio. Ils s'en sortent avec les amis francophones et les membres de la famille par des haussements d'épaule bien français parfois accompagnés de « heu » à la parisienne quand ils ne se contentent pas de se fermer comme des huîtres. La plupart de leurs conversations finissent sans le moindre mot, un pouce levé ou pointant vers le bas accompagné d'un sourire angélique suffisant généralement à éluder un vaste éventail de questions.

En aurait-il été autrement si nos enfants avaient fréquenté une école française ou si nous avions vécu dans un pays francophone ? Rien n'est moins sûr. Pour qu'une langue s'enracine durablement, il faut que tous les ingrédients que sont le foyer, l'environnement, la culture, la pratique régulière, la scolarité et la motivation fusionnent dans le chaudron linguistique sur une période suffisamment longue. La grand-mère britannique de mon épouse a grandi dans une famille expatriée en Chine et parla chinois jusqu'à l'âge de 13 ans. À son retour en Angleterre, elle avait complètement perdu la langue.

Mes enfants ne sont pas au cœur d'influences linguistiques convergentes comme ce fut le cas pour moi. Je me dois d'accepter qu'il m'est impossible de recréer l'interaction naturelle nécessaire à un bilinguisme ou un multilinguisme durable. Fait inquiétant, j'ai même commencé à craindre qu'ils ne parlent jamais d'autre langue que l'anglais.

Depuis l'école jusqu'à l'université puis ensuite en travaillant et en voyageant pendant de nombreuses années pour le compte d'un organe de l'ONU, je me suis construit grâce aux différentes langues, empruntant les voies qu'elles m'ont tracées vers l'inconnu. Je peux désormais affirmer avec certitude que les batailles caméléonesques de mon enfance en valaient la peine. La connaissance des langues peut développer une polyvalence, une sensibilité à l'égard du monde et la compréhension des différences culturelles. Elle peut permettre de saisir la composition et le discours des nations en cultivant une communion plus joyeuse et plus profonde avec autrui. Sans les langues, c'est un peu comme s'il allait manquer un membre essentiel à mes enfants qui les obligerait à traverser la vie à cloche-pied, coupés de leur héritage et des perspectives qu'offre le monde.

La prépondérance de l'anglais

Témoin de mes difficultés, un ami italien à Londres m'a récemment suggéré d'abandonner l'idée de leur faire parler une autre langue. L'anglais, comme il l'a souligné, dispose désormais d'un statut imprenable dans le monde. Quel intérêt pour un enfant anglophone d'apprendre une langue étrangère quand près de deux milliards de personnes parlent déjà anglais ? De nos jours, la langue standard pour les conversations entre hommes d'affaires, qu'ils soient russes, péruviens ou égyptiens, est l'anglais. C'est la langue qu'utilisent la plupart des touristes et que les enfants étudient partout sur la planète. Pour nos vacances en famille à l'étranger, l'anglais a pu, en effet, faire figure de passepartout magique transnational auprès de nos enfants ;  en Espagne, en Turquie, en Grèce et en Suisse, les commerçants et les hôteliers s'adressaient à nous dans cette langue sans même nous demander d'où nous venions.

Un niveau minimum d'anglais est désormais presque universellement considéré comme le préalable essentiel à toute éducation. Pour beaucoup, cela vient s'ajouter à une langue maternelle et à une ou plusieurs autres. Et où les anglophones monolingues se situent-ils dans tout cela ? Le fait qu'ils soient déjà considérablement dépassés sur le plan démographique par le nombre de non-anglophones modifie considérablement la dynamique de cette langue. La vision qu'a mon ami italien d'un avenir pour mes enfants avec l'anglais uniquement pose un certain nombre de problèmes.

Le monolinguisme de nombreuses régions des États-Unis, d'Australie et de Grande-Bretagne — où le taux du pourcentage d'apprentissage des langues étrangères à l'université et à l'école ne cesse surtout de diminuer — est loin d'être la norme au niveau international. Le bilinguisme et le multilinguisme constituent des traits ordinaires de la vie dans bon nombre de pays. Au Maroc, les nombreux enseignants avec lesquels je travaillais pouvaient passer allègrement du darija, un dialecte arabe, à l'arabe classique puis à l'une des différentes langues berbères et pour finir au français. Selon le site Ethnologue, en Inde on parlerait 461 langues, en Papouasie-Nouvelle Guinée 836 et au Cameroun 280. En Scandinavie et aux Pays-Bas, on tient pour acquis l'apprentissage de l'anglais dès le plus jeune âge en plus de la langue maternelle. Au Liban, beaucoup de personnes mêlent l'arabe, l'anglais et le français à toutes les conversations.

L'impact du bilinguisme sur le cerveau

Il fut un temps en Grande-Bretagne, dans les années 70, où encourager le bilinguisme ou le multilinguisme chez les jeunes enfants était très mal vu. On percevait cela comme une source de confusion pour le développement intellectuel et l’acquisition du langage. J'ai plusieurs amis d'origine mixte qui sont passés à côté de l'opportunité d'être bilingues en raison de ce principe. Aujourd'hui on prône exactement l'opposé. Des études réalisées par le département de linguistique théorique et appliquée de l'université de Cambridge démontrent que les enfants bilingues possèdent un avantage marqué sur leurs camarades monolingues dans leurs contacts sociaux, au niveau de leur flexibilité cognitive et de leur sensibilisation à la structure du langage. Les recherches menées par Ellen Bialystok et Michelle Martin-Rhee, deux psychologues de l'université de York, à Toronto, ont également constaté cette stimulation des facultés cognitives. Leur étude en 2004 effectuée auprès d'enfants d'âge préscolaire indiquait que les bilingues dépassaient les monolingues lorsqu'on leur confiait des tâches comportant des informations visuelles et verbales contradictoires.

En 2007, Bialoystok et ses confrères sont allés plus loin en analysant, dans le cadre d'une nouvelle étude, l'impact du bilinguisme sur un groupe de 400 patients atteints d'Alzheimer. Il a pu être constaté que ceux qui étaient bilingues étaient plus aptes à fonctionner en dépit des effets de la maladie que leurs homologues monolingues comme si son impact avait été atténué. En 2013, des chercheurs des universités d'Hyderabad et d'Édimbourg ont axé leur étude sur des malades souffrant de cette même pathologie dans la ville multilingue d'Hyderabad en Inde. Ils ont ainsi évalué 648 personnes dont 391 étaient bilingues. Les résultats semblaient indiquer que ceux qui parlaient deux langues avaient présenté des signes de démence en moyenne quatre ans et demi plus tard que les autres, monolingues. On estime que les tâches cognitives multiples, découlant du fait de parler plus d'une langue, ont un effet protecteur.

D'expérience, je peux dire qu'apprendre une autre langue amène à une plus grande curiosité et une meilleure ouverture aux processus d'apprentissage dans leur ensemble. Cela évolue vers un intérêt pouvant étayer la vie en général. Enfant, sans doute également en raison de mon isolement rural, je passais des heures accroupi dans les herbes hautes à observer les insectes en juxtaposant les mots dans ma tête, enchaînant les significations en différentes langues et jonglant avec les alternatives et les options en les classant et les réorganisant. J'ai le souvenir d'une remarque de mon père se plaignant qu'il n'existait aucune expression en anglais pleinement équivalente au « tant pis » français qui m'avait particulièrement édifié. « Too bad », « never mind » ou « oh well » ne lui rendaient pas vraiment justice et les gestes le soulignant n'avaient rien à voir non plus.

Ce type d'arithmétique linguistique s'est avéré indispensable lorsque, plus tard, j'ai travaillé quelques mois au Japon en essayant de saisir les rudiments d'une langue totalement unidentifiable. Cela a également contribué lorsque j'ai étudié l'arabe. Ma maitrise de la langue a été considérablement ralentie mais j'ai été aidé par le fait qu'une facilité d'adaptation avec les mots faisait partie depuis longtemps de mon modus operandi. À l'école du village où je suis allé et qui ne comportait qu'une seule classe, on ne m'avait jamais bourré le crâne avec les auxiliaires, les accords des adjectifs ou le subjonctif mais j'avais absorbé ces mécanismes de manière inconsciente, ce qui semblait me laisser, en permanence, une plus grande marge de manœuvre.

Jongler avec les langues

Les vieux Égyptiens racontent comment, à Alexandrie, au début du XXe siècle, ils jonglaient entre l'arabe, le français, l'anglais, l'italien et le grec selon ce qu'ils faisaient et à qui ils s'adressaient. Pour beaucoup, le multilinguisme était un art de vivre, une culture partagée. Au XIXe siècle, à New York, on pouvait trouver jusqu'à sept journaux différents en yiddish ainsi qu'en italien, en suédois et en allemand. Comme l'Amérique dans sa globalité, cette ville recelait autrefois une grande richesse de différences linguistiques avant leur dissolution progressive dans le creuset de la nation. De Jakarta à Johannesbourg en passant par Los Angeles, dans les mégapoles d'aujourd'hui, on trouve encore des pans entiers de société imprégnés de plusieurs idiomes. La cartographie linguistique de New York et de Londres proposée par la sphère Twitter fait étalage de ce remarquable éventail de langues ; derrière leurs lignes colorées, les confluences du commerce, de l'immigration et du tourisme se mêlent et s'entrecroisent, emportant ces dernières avec elles.

Une de mes amies syrienne qui parle couramment cinq langues — l'arabe, l'anglais, le français, le grec et l'espagnol — perpétue la tradition levantine du plurilinguisme. Elle explique qu'elle se sert généralement de l'anglais dans son travail, du français avec ses amis et dans les discussions politiques, de l'espagnol pour la musique et la relaxation, de l'arabe à la maison, avec la famille et pour blasphémer et du grec en vacances. Ces alternatives permanentes lui offrent une élasticité rassurante où l'interchangeabilité des personas culturelles devient possible.

Chaque langue constitue un prisme inimitable pour interpréter l'expérience humaine. Il y a peu, à l'époque où Nelson Mandela est décédé, on parlait beaucoup de « ubuntu », un terme bantou pouvant grossièrement être ramené au concept d'humanité partagée ou de fraternité avec les autres humains. Il signifie assurément bien plus pour ceux qui comprennent les dialectes bantous. Il existe d'innombrables idiomes dotés d'une palette aussi riche échappant à la traduction précise ou à l'élucidation. La seule manière véritable de saisir cette plénitude consiste à parler une autre langue.

Bien entendu, la manière dont cela donne non seulement accès à de nouveaux mots et à de nouvelles cultures en induisant également un état d'esprit particulier peut engendrer des clichés. Le stéréotype veut que l'allemand accroîtrait les penchants pour la musique, que le mandarin formerait davantage l'esprit aux mathématiques, que le français ou l'italien seraient réservés à l'amour et à la poésie, l'anglais au pragmatisme et aux affaires et ainsi de suite. On raconte que l'empereur romain saint, Charles V, s'adressait à Dieu en espagnol, aux femmes en italien, aux hommes en français et à son cheval en allemand. Mon amie syrienne dirait que c'est justement l'absence de limitation à une langue unique qui permet d'échapper à une définition banale par cette dernière. La liberté est polyglotte.

Si dans mon enfance le langage a semé le chaos dans mes allégeances, c'est parce les lignes de démarcation que je tentais de creuser autour de mon identité étaient indéfendables et menaient droit au conflit interne. Il est certain qu'un Catalan, un Basque ou un Kurde auraient beaucoup à dire sur la question parce que déjà une inadéquation entre une langue officielle et un dialecte engendre une asymétrie, la scolarité risquant alors de devenir une source d'amertume. Les Berbères d'Afrique du nord et les groupes indigènes d'Amérique latine font notamment partie de ces peuples ayant souffert d'une telle partialité. L'histoire de l'édification des nations est jalonnée de douleur linguistique : l'abolition du français en Louisiane dans les années 70-80, la répression du breton en France après la première guerre mondiale, le refrènement du gallois au XIXe siècle ou encore l'étouffement ininterrompu des langues aborigènes en Australie.

Plurilinguisme et biodiversité

Le lien entre le langage, la culture et l'identité rend d'autant plus précieuse la diversité linguistique du monde. Selon les estimations de l'UNESCO, plus de 6000 idiomes, voire davantage, pourraient s'éteindre d'ici la fin du siècle. Chaque langue, en particulier les langues autochtones, donne accès à un savoir insoupçonné et lorsqu'elle cesse d'être parlée, c'est toute une sagesse — dans les domaines de la médecine, de la science, de l'agriculture et de la culture ainsi qu'une perception particulière du monde — qui s'empresse de disparaître irrémédiablement. Le cri de ralliement du projet Hans Rausing pour les Langues Menacées soutenu par l'École d'Études Orientales et Africaines de Londres fait froid dans le dos : « Parce que pour chaque mot qui touche à sa fin, un autre monde disparaît... »

Dans un document de travail intitulé "Les langues autochtones comme instruments pour la compréhension et la préservation de la biodiversité", l'UNESCO fait référence à une étude de la tribu Amuesha en Haute-Amazonie péruvienne, reliant directement la perte des locuteurs natifs à la baisse de la diversité des cultures locales. D'autres observations effectuées par l'université d'état de Pennsylvanie et l'université d'Oxford, publiées en 2012 dans les Travaux de l'Académie Nationale des Sciences, soulignent également la relation entre la  disparition de plus en plus rapide d'espèces végétales et animales et l'éradication anticipée des langues parlées dans le monde. Les régions les plus vulnérables à cette déperdition sont celles où les idiomes se meurent, plus de 4800 se concentrant dans les zones de la planète les plus riches en biodiversité.

Des langues se divisent et se créolisent en permanence mais l'accélération actuelle de leur rythme d'extinction donne lieu de s'inquiéter. On ne peut simplement pas tout mettre sur le compte de la propagation continue de l'anglais. Ce serait plutôt le fait des forces de la mondialisation l'ayant entrainé dans leur sillage qui tendraient à empiéter sur le pluralisme et le localisme. Sous l'hégémonie de ce dernier point l'austérité d'une ère nouvelle où les spécificités culturelles et les pratiques des minorités risquent d'être aplanies. Et la langue qui se rattache à cette fadeur est l'anglais de plus en plus international, la mondialisation et lui formant un étau symbiotique.

L'anglais et le mondialisme

Le type de pancartes dans les hôtels qui font sourire les anglophones à l'étranger — « En cas d'incendie, prière de donner l'alarme aux clients » ou « Ne faites pas d'enfants dans la piscine » — ont des répercussions pas si anodines que cela. Avec son pidgin mondial, l'anglais échappe non seulement à ces locuteurs natifs mais se métamorphose en une fumée informe pleine de jargon sans nom ni appropriation véritable. Au fil de l'histoire, avec les couches de maturité qu'il a accumulées, il a involontairement engendré un dérivé pragmatique et sans racines, inexorable dans son déploiement, aspirant la texture même de la langue qui lui a donné naissance tout en appauvrissant les autres par la même occasion. À la manière dont Ikea reproduit ses meubles dans le monde entier, la version planétaire allégée de l'anglais, appuyée par l'omniprésence de la technologie, est en train d'éradiquer les particularités en encourageant la similitude.

Il y a quelques années, Jean-Paul Nerrière, un ancien directeur du marketing d'IBM, a conçu un anglais épuré destiné aux non-anglophones qu'il a baptisé « globish » (à la manière des chartistes globish, le terme s'étant répandu depuis lors). Au contraire des langues artificielles telles que l'espéranto, le globish est surtout considéré comme un outil pratique plutôt que comme un nouvel idiome. Il se nourrit d'une étendue de mots restreinte mais bien en place et partagée par ceux dont l'anglais n'est pas la langue maternelle. L'avenir de ce dernier en tant que lingua franca internationale pourrait s'y apparenter : une branche conviviale édulcorée ou batardisée dans laquelle nuances et lyrisme seront superflus.

Et pourtant, paradoxalement, l'universalisme et, au bout du compte, la banalité croissante de l'anglais planétaire, pourrait aboutir à l'émergence de nouvelles langues s'extirpant de son ombre. Espérons que cela redonnera de la vigueur au multilinguisme et au bilinguisme ou, du moins, se contentera d'apporter à nouveau une diversité à l'apprentissage sur Internet. Ironiquement et en dépit des nombreux couacs technologiques pressentis,  les traducteurs automatiques — successeurs de Babel Fish — pourraient également créer de nouvelles perspectives dans le paysages linguistique international. NTT Domoco, un opérateur de télécommunications japonais serait notamment en train de mettre au point des lunettes de traduction instantanée pour les Jeux olympiques de Tokyo en 2020 qui permettraient de traduire des conversations bidirectionnelles en temps réel. Ils pourraient apporter une bouffée d'air frais à la diversité linguistique, une opportunité de rétablir la validité des innombrables façons d'exprimer le monde.

Je ne peux nier l'utilité de l'anglais ni son rôle dans l'interconnexion actuelle de la planète. Sa prépondérance ne doit toutefois pas dispenser mes enfants d'apprendre à parler d'autres langues. Au contraire, son essor au niveau mondial requerra davantage d'investissement de la part des anglophones dans les langues étrangères. À moins que je ne fasse quelque chose, mes enfants ne disposeront absolument d'aucun avantage linguistique comparés aux milliards d'autres qui maitrisent l'anglais en plus de leur propre langue et voire davantage.

La découverte de l'altérité

M'assurer qu'ils sachent au moins converser en français est l'objectif que je me suis fixé en dépit des obstacles. Un événement récent m'a redonné espoir. Sur un marché du quartier de l'East-End londonien, en entendant des cris enthousiastes en français, nous nous sommes arrêtés pour regarder des garçons qui jouaient au football dans une cour. Ils étaient surveillés par un groupe d'hommes en costume assis sur les marches d'un centre communautaire avoisinant. Les enfants et leurs pères étaient tous originaires de divers pays africains francophones, de Côte d'Ivoire, du Congo et de Guinée. Après avoir remarqué que mon fils s'intéressait à leur partie, ils lui ont demandé s'il voulait se joindre à eux. Tandis qu'ils se renvoyaient le ballon, je l'ai entendu parler français non pas une seule fois mais à maintes reprises.

Pendant les quelques jours qui suivirent, mes enfants se sont beaucoup intéressés à l'Afrique. Nous sommes donc allés sur Internet regarder des images du Bénin, du Burkina Faso, du Congo (la République tout comme la République Démocratique), de Madagascar, du Mali, du Sénégal, du Togo, du Gabon qui ne constituent que quelques-uns des nombreux pays francophones d'Afrique. Pour la première fois, je sentais s'ouvrir sous leurs yeux une nouvelle perspective — de celles qui décèlent des possibilités infinies de communication et de découverte de l'altérité. Grâce au langage, je discutais avec eux ; ils avaient entrevu une voie potentielle dans l'immensité et l'hétérogénéité plus vaste du monde.

Cette diversité inestimable est menacée par la tornade du mondialisme et les tensions à travers le monde. La mort des idiomes est symptomatique des innombrables crises environnementales, culturelles et économiques que traverse la planète. Un mot perdu est un arbre qu'on abat ; une langue qui s'éteint est une nouvelle terre qui se désertifie. Ce sont les racines indispensables du passé, les sarments de l'avenir que l'on est en train de couper.

Dans la Bible, on raconte que l'effondrement de la tour de Babel a conduit l'humanité sur la voie de l'incompréhension mutuelle et de la confusion. Pourtant il semble peu probable que cet anglais-globish allégé soit en mesure de rétablir l'harmonie. L'histoire des guerres civiles dans les pays monolingues laisse entrevoir tout le contraire. Et à une époque où la différence est prise d'assaut de toutes parts et où le nombre d'étudiants en langues étrangères est à la baisse dans de nombreux pays anglophones, mon désir de parler à mes enfants dans une autre langue est une manière de signifier que la pluralité et la diversité du monde ont de l'importance.

Texte original de BEN FACCINI traduit de l'anglais par EY@EL
© La Pensine Mutine. Tous droits réservés. Reproduction interdite.

Partager :

Aucun commentaire:

À l'affiche

La panthère du lac

À l'approche d'Halloween, je comptais publier un article d'Alanna Ketler sur la symbolique véritable du chat noir que je m'...

Derniers articles

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *