Des échardes sur la langue

Le thème de cette nouvelle session Eklabugs me laisse sans voix, ce qui est un comble vu qu'il s'agit du langage. Non que je n'aie rien à dire sur la question. Bien au contraire : je ne vois surtout pas par quel bout m'y prendre vu la vastitude du sujet et cela d'autant que j'y ai déjà consacré bon nombre d'articles et carrément une rubrique entière. Considérant également que c'est mon dada (je suis même diplômée de linguistique contrastive), je me sens un peu frustrée pour le coup. On va donc y aller comme d'hab, c.-à-d. en taquinant la Muse (ce qui tombe bien car le prochain album doit sortir incessamment sous peu).

Il y a visiblement quelque chose dans la musique qui dépasse le langage en soi. Il s'agit de communication dans sa forme la plus épurée.

Matt Bellamy

Le langage, késako ?

Le langage est un mode d'expression et de communication par signes tels que les mots ou les gestes. Ou plus précisément « la capacité d'exprimer une pensée et de communiquer au moyen d'un système de signes (vocaux, gestuel, graphiques, tactiles, olfactifs, etc.) doté d'une sémantique, et le plus souvent d'une syntaxe — mais ce n'est pas systématique (la cartographie est un exemple de langage non syntaxique) » (source)

Ceci dit, comme le font remarquer les philosophes, le langage n'est pas la langue. « Les deux termes sont parfois synonymes, mais pas équivalents. Toute langue est un langage, mais l’inverse n’est pas vrai. Il y a une dimension communautaire et pragmatique dans la langue. Le langage lui n’en a pas forcément. La notion est fondamentale. La philosophie pense avec des mots. Réfléchir sur le langage, c’est s’interroger sur le support même de nos pensées. En Grèce antique, un seul terme désignait à la fois la pensée et le langage : logos. Le concept est impossible à éviter. Toutes les grandes philosophies se sont arrêtées sur la notion. » (source)

Pour l’artiste, la pensée et le langage sont les instruments d’un art.

Oscar Wilde, le Portait de Dorian Grey

Ainsi nous avons le langage des mots bien sûr mais également le langage des signes, le langage corporel, le langage des animaux, le langage des plantes et de la nature en général et toutes sortes d'autres langages comme les langages informatiques pour ne pas les énumérer tous. Il existe même un langage pour parler du langage qu'en linguistique on appelle la métalangue (à ne pas confondre avec le métalangage qui ne décrit pas seulement la syntaxe mais également la sémantique).

Mais comme vous l'aurez compris, mon intérêt et mon domaine de compétence se portant naturellement sur les langues, c'est à cela que je me cantonnerai.

Serions-nous en passe de devenir des daltoniens du langage ?

En effectuant des recherches pour mon mémoire de maîtrise lorsque j'étais étudiante, j'avais découvert, en passant, que les Inuits ne disposaient pas moins d'une centaine de termes différents pour désigner la neige alors que la plupart des occidentaux et des orientaux n'en ont qu'un seul. Il est clair que l'étude d'une langue nous en apprend énormément sur les peuples qui la parlent, sur leurs croyances et leur culture. Mais sans aller chercher aussi loin, les mots et expressions employés par les individus sont très révélateurs de leur état d'esprit et de leur niveau culturel.

Par là, je ne fais pas spécialement allusion aux avalanches de mots « savants » envers un public de non initiés (du jargon égotique qui ne cherche pas à communiquer mais plutôt à épater la galerie et à faire montre d'une pseudo « supériorité ») ni aux tournures alambiquées (idem) mais plutôt à la richesse du vocabulaire. Quand je lis plusieurs fois le même mot répété à la suite ou des anglicismes à tout va alors qu'il existe des termes adéquats en français, que voulez-vous ça me hérisse. Et pour peu que la personne insiste sur ses qualités linguistiques (qui ne sautent vraiment pas aux yeux), heu, que dire... pour le coup, j'ai un peu de mal à ne pas jouer les Fourchelangs1 (d'autant que je suis du signe du Serpent, ce qui n'arrange rien). Trêve de plaisanterie, les jeux de l'ego n'étant pas constructifs (mais les jeux de mots si), je tourne ma langue de vipère sept fois dans ma bouche et généralement ça passe pour peu que le contenu soit intéressant.

Non, je ne suis pas tatillonne et contrairement à ce que certains argueront, la forme compte autant que le fond. Pourquoi ?

Parce que le langage est un apprentissage permanent qui permet à la pensée de s'affiner et que le vocabulaire s'acquiert à la pratique et surtout à la lecture (plus qu'à l'écoute). Ainsi moins les enfants lisent, plus leur vocabulaire s'appauvrit. La diversité des mots constitue la richesse du langage et donc par delà de la pensée. Utiliser toujours les mêmes termes revient un peu à peindre un tableau avec une palette limitée, ce qui non seulement est moche mais ne fera jamais de vous un bon peintre. Même les images en noir et blanc contiennent une infinité de nuances de gris.

La guerre du langage

Car il s'agit bien d'une guerre comme nous l'avons vu précédemment. Non seulement l'appauvrissement du langage réduit les circuits neuronaux (sorte de raccourcis qu'utilise le cerveau pour accéder plus rapidement à la zone du langage) mais nuit au développement de la conscience. Comme l'expliquait George Orwell dans 1984  à propos du Novlangue2 :

« Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »

George Orwell, 1984

Comme on peut le constater au quotidien, et non pas uniquement en politique ou dans un tribunal, les mots sont des armes à part entière. D'ailleurs en anglais, ils constituent l'anagramme d'épée (words = sword). Quand d'aucuns y verront un instrument pour détruire, d'autres encore s'en serviront pour déchirer le voile de l'illusion et du mensonge. Pour verser à fond dans la métaphore, je comparerai la vérité au roi Arthur extirpant Excalibur du rocher. Comprenez que sans les mots, la vérité ne peut être dite. D'où la langue de bois qualifiée également de« politiquement correct » ou encore de « rectitude politique ».

En voici d'ailleurs quelques exemples choisis issus du Dictionnaire de Novlangue de Michel Geoffroy :

ANTISÉMITE. Mot trompeur ayant changé de sens ; aujourd’hui peut désigner toute personne critiquant une personne de religion ou d’origine juive, l’État d’Israël (selon les tribunaux) ou bien toute personne désignant l’identité juive d’une autre.

CARITATIF. Mot trompeur ; adjectif donné à la charité, qui ne se préoccupe pas au sens propre du prochain s’il est européen mais des « autres » à la condition qu’ils résident loin de notre continent (trad. : indifférent).

CITOYEN. Mot trompeur : ce substantif, devenu adjectif, caractérise ce qui se conforme à l’idéologie dominante (ex. : trier ses déchets est un « comportement citoyen ») (trad : moutonnier, docile, sujet).

FASCISME. Mot sidérant ; forme politique d’autant plus vigoureusement combattue par l’élite dirigeante qu’elle a disparu de la scène politique européenne en 1945 ; « fasciste » désigne aujourd’hui toute personne qui n’adhère pas à l’idéologie dominante ou toute autorité qui ne découle pas du système marchand (trad. : dissident et autorité).

GUILLEMETS. Ils s’emploient dans la presse écrite non pour exprimer une citation fidèle mais pour essayer de disqualifier les propos ou les positions cités (ex.: la Serbie « refuse » l’indépendance du Kossovo, le Liechtenstein dénonce une « attaque » de l’Allemagne — Le Monde du 21 février 2008 ; les russes « choisissent » dimanche le successeur de M. Vladimir Poutine — le Bulletin quotidien du 29 février 2008) ; à la radio ou à la télévision le présentateur dira « je cite », dans le même sens.

Quand les mots se font maux

Nous en parlions justement avec Zutto à l'occasion de son article pour la précédente session Eklabugs traitant de l'humour où elle avait mis l'accent sur ce que j'avais moi-même qualifié de « faux humour », prétexte à la moquerie, le danger d'un unique terme couvrant tout un éventail de concepts dont certains s'opposent par leur intention étant ce que je faisais remarquer plus haut. On ne devrait pas pouvoir parler d'humour quand les propos visent à faire mal en toute impunité parce que « c'est de l'humour, voyons ! »

J’aime bien le langage, le verbe. Quand on peut le manier, c’est un outil formidable : sans se salir les mains, on peut tuer quelqu’un, l’humilier avec un mot qui vient bien. Par exemple, une des grandes joies de ma vie, c’est d’humilier mes semblables.

Pierre Desproges

Guérissez-vous des mots malsains

Je n'arrête pas de vous le répéter : les mots ont une incidence capitale sur votre réalité puisqu'ils sont les instruments de votre pensée et de votre vibration. Comment penseriez-vous sans mots ? Comment vous sentez-vous avec des gens qui n'ont que vulgarité, laideur et agressivité à la bouche par rapport à d'autres qui manient un langage plus châtié et surtout plus positif sur la vie (et je ne vous parle pas des Bisounours non plus) ?

Changez donc votre vocabulaire intérieur et qu'il s'agisse de vous ou d'autrui, n'employez jamais de termes dénigrants. Appliquez la méthode des Élites à l'envers en appauvrissant votre langage négatif au profit du positif. Un petit effort mental qui, à terme, portera ses fruits, soyez-en assurés.

Les poètes sont les chercheurs et les techniciens du langage. Et moi, c’est en travaillant sur le langage que je puis le mieux changer le monde.

Michel Butor

Parlez positif et vous penserez positif. Pensez positif et vous deviendrez positifs. Devenez positifs et vous attirez le positif en transformant d'abord votre réalité puis celle de ceux que vous contaminerez.

Décidés à changer le monde, à devenir « viraux » ? Alors à vos mots, prêts, parlez !

Notes

  1. ^ Dans la saga Harry Potter, le Fourchelang est la langue des serpents.
  2. ^ Voir les Principes du Novlangue par George Orwell.

Projet Eklabugs #22

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