Jours de gloire

J'avais un ami, c'était un grand joueur de baseball.
Quand on était au lycée,
Il pouvait te lancer une de ces balles rapides
À te faire passer pour un con.

"Glory Days", Bruce Springsteen (1982)

Empreinte carbone oblige, je reste au pays de l'oncle Charley (feu mon grand-oncle), mon colt et mon chapeau de cowgirl troqués contre une batte et une casquette de baseball et hop, me voilà sur le marbre, fin prête à tenter un home run. Un sacré défi, je vous l'accorde, mais c'est justement ce que suggère le 7 de carreau, ce mois-ci — qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le terrain en losange et les sept défenseurs (en sus du lanceur et du receveur) de l'équipe adverse. Une carte qui encourage surtout à prendre du recul et regarder au-delà des apparences. Parfois, ce qui semble être un problème est, en réalité, une chance déguisée. Et si c’était l’occasion de faire un saut quantique ?

Les As de base

Présent dans le paysage américain depuis près de deux siècles, le baseball est plus qu'un simple sport : c'est une institution profondément ancrée dans la culture et l'histoire du pays. C'est même le passe-temps favori des Américains, une tradition transmise de génération en génération. Bien que, depuis les années 60, le football (américain) ait largement pris l'ascendant pour le titre symbolique de sport national.

Pour ma part, je vous avouerais que mon expérience se limite à la lecture de La Petite Fille qui aimait Tom Gordon de Stephen King, où une gamine égarée dans les bois survit à toutes les terreurs qui l'envahissent en écoutant des retransmissions de matchs de baseball sur son walkman (ancêtre du MP3). Ou bien à cette scène culte du film Twilight, sur fond de "Supermassive Blackhole" de Muse, dans laquelle les vampires se livrent à une partie de baseball en plein orage.

Un deuxième coup de tonnerre ébranla le ciel. Esmé s’arrêta. Visiblement, nous étions parvenues au bout de leur terrain de jeu. Les autres paraissaient avoir formé leurs équipes. Edward était positionné très loin, sur le champ gauche, Carlisle se trouvait entre la première et la deuxième base, et Alice s’était approprié la balle, à un endroit qui devait tenir lieu de monticule du lanceur. Emmett brandissait une batte en aluminium qui sifflait presque imperceptiblement dans l’air. J’attendais qu’il eût rejoint le marbre quand je réalisai qu’il y était déjà, bien plus loin du lanceur que les règles traditionnelles ne le stipulent. Jasper se tenait à plusieurs mètres derrière lui, jouant le receveur pour l’équipe adverse. Bien sûr, nul n’avait de gants.
— Très bien, lança Esmé d’une voix claire que même Edward devait percevoir. En jeu !
Alice se redressa, immobile. Tenant la balle à deux mains, à hauteur de sa taille, elle semblait préférer la ruse au rentre-dedans intimidant. Soudain, tel un cobra qui frappe, son bras droit jaillit, et la balle alla frapper la main de Jasper.
— C’est un strike, ça ? chuchotai-je à Esmé.
— Quand le batteur n’arrive pas à frapper, oui.

Fascination, Stephenie Meyer (2005)

Du coup, je suis allée creuser un peu pour tenter d'en comprendre les rudiments, nettement plus compliqués que ceux de ce que les Américains appellent soccer (football chez nous). Si déjà vous êtes perdus avec les règles du foot, attendez de voir celles du baseball !

Le jeu des quatre coins

Deux équipes de neuf joueurs s’affrontent. L’une attaque (elle envoie un de ses joueurs frapper), l’autre défend (elle lance la balle et tente d’éliminer les batteurs).

Le lanceur (défenseur) envoie une balle. Le batteur (attaquant) essaie de l'intercepter en la frappant avec une batte. 

S’il réussit, il court vers la première base, puis les suivantes, espérant revenir à son point de départ — appelé le marbre — pour marquer un point. Pendant ce temps, l’équipe en défense tente de récupérer la balle et de le faire éliminer en la lançant à une base avant lui ou en le touchant avec.

Les batteurs se relaient un par un, dans un ordre fixe. Mais dès que trois batteurs successifs sont éliminés, c’est au tour de l’équipe des défenseurs d’attaquer. Les rôles sont alors inversés.

Chaque joueur conserve son poste : le lanceur reste lanceur, le receveur reste receveur. Mais tous passent à la batte, à tour de rôle, quand leur équipe est en phase d’attaque.

Le baseball est 90 % mental. L'autre moitié est physique.

Yogi Berra, ancien joueur de l'équipe des Yankees

Le duel entre le lanceur et le batteur est un moment clé de chaque match, où stratégie, habileté et psychologie se rencontrent. La conception du monticule sur lequel est positionné le premier joue également un rôle crucial dans ce face-à-face, influençant le déroulement du jeu et offrant des moments de tension inoubliables aux spectateurs.

Le lanceur est la clé de voûte de toute équipe de baseball de haut niveau. C’est sa capacité à surprendre et éliminer les batteurs adverses qui permettra à son équipe de triompher. Le lanceur doit analyser chaque frappeur, choisir quels lancers utiliser en fonctions des qualités et défauts de son adversaire.

La tactique du tic-tac

Un match se joue en neuf manches, chacune composée de deux phases : une où une équipe attaque, une où elle défend. Si les équipes sont à égalité à la fin (on compte le nombre de points marqués et non le nombre de manches remportées), on continue avec des manches supplémentaires jusqu’à ce que l’une prenne l’avantage.

Le baseball n’est pas un sport au chronomètre. Il avance au rythme des manches, dans une logique de cycle répété. Chaque équipe joue, attend, reprend. Encore et encore. Il n’y a pas de « temps officiel », juste des tours à compléter. Et parfois, ça n’en finit plus : certaines rencontres durent plus de quatre heures. Au cricket, ancêtre britannique du baseball, les matchs peuvent même s’étendre sur plusieurs jours. Comme une liturgie du temps suspendu.

Mais tout cela a un coût. Les lanceurs, véritables maîtres du tempo, subissent une pression physique extrême. Le bras, l’épaule, le souffle. Il leur faut parfois plusieurs jours de récupération après un seul match. Le joueur s’épuise, mais la boucle, elle, continue. 

Jeux de rôle pas drôles

Là-haut, parmi les nuages, où les aigles règnent en maîtres,
Joe a défoncé cette balle à l'en faire geindre et gémir.
Arrivant au trot, ses camarades tous s'esclaffent :
Joe DiMaggio a encore frappé.

"Joe DiMaggio Done it Again", Billy Bragg (1999) 

Le terrain s’appelle « le diamant » (ou losange), mais ce n'est qu'un cube matriciel en 2D, vu d'un certain angle, qu’on parcourt de pilier en pilier (base), toujours dans le sens contraire aux aiguilles d'une montre. Même quand on réussit son circuit (home run), on revient au point de départ, au marbre. En anglais, on dit « back to square one ». On a l'impression d'avancer, mais on est juste en train de valider ton tour de cage. 

Et pendant ce temps, la batte frappe, et le terrain use. La batte, c’est l’outil qu’on brandit. Symbole de puissance, de frappe, de décision. Mais à bien y regarder, elle a surtout été conçue pour frapper dans le cadre, pas pour en sortir. Elle rappelle le bâton utilisé pour les piñatas que l’on cogne à l’aveugle dans l’espoir de libérer des bonbons. Et dans les théâtres de Guignol, c’est toujours le même « méchant » qui prend les coups de matraque.

D'un tour à l'autre, les rôles s'inversent : un jour on lance, un jour on frappe. Toujours sur le même terrain matriciel. Terre battue. Scénarios rebattus. Panem et circenses. Du pain et des jeux. Une autre version des cases de l'échiquier. Toujours et encore, la Matrice altère, recycle, recombine... mais jamais ne crée. Elle a besoin de nous pour ça.

Pour parodier Téléphone, je dirais qu'on joue sa vie comme on joue au baseball. On gagne, on perd, mais toujours on espère pouvoir remporter une petite manche. Parfois, on se retrouve du côté du manche et on doit le jeter après la cognée. D'autres fois, on perd des manches et on y laisse sa chemise. On peut même finir manchot. Oups !

Bâts et débats

Les révolutions, c'est quand les battes de base-ball et les clubs de golf changent de main. Les dates exactes et les litres de sang sont des querelles d'historiens.

Anonyme

Dans le monde du sport comme dans celui du Démiurge, il y a cette notion fondamentale de frappe qui revient en boucle  : on bat la balle, on bat le pavé, on bat des records. On tape du pied, on frappe des mains, on bat la mesure… de la démesure.

On donne et reçoit beaucoup de coups aussi : coup de gueule, coup de foudre, coup de colère, coup de sonnette, coup de minuit, d'un coup, pour le coup, tout à coup... La violence (et la souffrance qu'elle engendre, génératrice de loosh) apparaît comme un pilier fondamental dans ce monde de prédation. Même la fête bat son plein, comme si la joie devait, elle aussi, passer sous les fourches rythmiques d’un système bien huilé. Et quand ça devient trop évident, on rebat les cartes. Mais le jeu reste le même.

Toutes les cartes sont marquées,
Tous les destins vont se télescoper.

"Where Were You Hiding When the Storm Broke?", The Alarm (1983)

C’est que le langage sait, même si on ne l’écoute plus. On nous rebat les oreilles, on nous fait parcourir les sentiers battus et pendant ce temps, on porte le bât… là où il blesse.

Car il y a toujours quelque chose à supporter. Un poids, une règle, un cycle. Un terrain à gagner, une base à atteindre. Encore. Et encore. 

Et quand on croit avoir marqué un point… la boucle recommence.

© La Pensine Mutine. Tous droits réservés. Reproduction interdite.

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